Alain et Jean-Marc, futurs mariés
L'un a 71 ans, l'autre 57. Le premier était restaurateur, le second cheminot. Premier couple pacsé, ils ont déjà la date de leur mariage en tête.
Le temps s'est arrêté avec le balancier de la comtoise adossée entre deux fenêtres contre un mur du salon. Dans un intérieur délicieusement suranné, avec ses fauteuils crapauds bordés de franges et ses abat-jour festonnés, ils portent les mêmes charentaises et leur alliance à l'annulaire de la main droite. Alain, 71 ans, barbe courte, jean et pull jacquard, et Jean-Marc, 57 ans, moustache foisonnante, carrure et polo de rugbyman, sont en couple depuis plus de vingt ans. Leur amour s'abrite derrière les volets blancs d'une maison de famille dont Alain a hérité, dans la vallée de la Marne, à Fossoy, petite commune de 584 âmes. C'est ici qu'ils se sont retirés et qu'ils se marieront. Ils ont déjà arrêté une date mais la tiennent encore secrète. Ne prévoient ni faire-part ni costumes trois pièces. "J'aimerais bien quand même qu'on soit en pantalon et blaser", murmure Jean-Marc, que son compère taquine : "Ce sera jeans et bombers."
Ils se sont connus sous une banderole de la Gay Pride à Paris en 1991. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) vient alors de retirer l'homosexualité de la liste des maladies mentales et Madonna chante Justify my Love dans un clip censuré parce qu'il met notamment en scène des hommes qui s'embrassent. Alain est restaurateur dans le quartier du Père-Lachaise, à Paris, et militant : il a contribué à la création du Syndicat national des entreprises gaies (Sneg) un an auparavant. Jean-Marc est cheminot en transit dans la capitale : il se rend au baptême de sa filleule à Grenoble. "Le destin", murmure le plus jeune, tombé amoureux par inadvertance. "Mon premier ami avait été emporté par un cancer; le second, qui m'avait mis à la porte pour ne pas me contaminer, venait de mourir du sida. J'étais bien décidé à m'arrêter là", explique celui qui ne voulait pas "quitter sa Beauce, les jupons de maman et surtout ses copains", moque tendrement Alain.
1982 : la dépénalisation
Par amour, Jean-Marc a demandé sa mutation, laissé derrière lui ses amis et sa troupe de théâtre, abandonné les virées en voile à La Rochelle et la clope. "Quand j'ai connu Alain, je pesais 67 kg. Avec le sevrage du tabac et les confits de canard aux haricots de Soissons, j'ai pris 29 kg la première année!" Peu importait au patron du Bon Accueil : cinq ans auparavant, il avait perdu le premier amour de sa vie, fumeur invétéré, terrassé par un cancer à 45 ans. C'est ce drame qui l'avait convaincu de liquider ses commerces sur Reims - décoration, luminaires, arts de la table - et de monter à Paris comme pour fuir ses souvenirs.
Né en 1941 en Champagne dans une famille militaire et bourgeoise, Alain a assumé très jeune son orientation sexuelle. Si sa mère l'a tout de suite flanqué à la porte, "(sa) grand-mère a remis tout le monde au pas". Il se souvient avec émotion du jour où la vieille dame lui a proposé une place dans le caveau familial pour son ami qui venait de décéder. "La vie n'a pas été facile pour ceux de ma génération." En 1960 notamment, un amendement déposé par le député de la Moselle Paul Mirguet classe l'homosexualité parmi les "fléaux sociaux" au même titre que l'alcoolisme, la tuberculose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution.
Avec la dépénalisation de l'homosexualité, votée en 1982, il a senti comme "un vent de liberté", mais qui "s'est très vite tari" avec l'arrivée du sida. "Cela a été pire que la grande faucheuse dans un champ de blé", soupire Alain. Jean-Marc opine : "Quand on s'est connus, on se rendait au cimetière trois fois par semaine." Ils ont vu des familles venir "se partager les petites cuillères" des copains qui n'ont même pas eu la possibilité d'assister à la crémation de leur amour perdu. Quand le premier ami d'Alain est décédé, la sœur et l'ex-femme ont débarqué à son portail avec un huissier et deux gendarmes. "J'ai dû présenter mon acte de propriété pour montrer que c'était bien ma maison", raconte-t?il, écœuré.
Aujourd'hui, Jean-Marc et Alain veulent avant tout une certaine sécurité. Ils ont été le premier couple à se pacser, au TGI de Château-Thierry (Aisne), le 3 décembre 1999. "Tu ne te rappelles même pas la date", reproche doucement Jean-Marc, qui avait fait son coming out professionnel deux ans auparavant en posant dans Marie-Claire. "Comme ça, vous êtes au courant?", a sobrement commenté le costaud devant la cinquantaine de photocopies placardées sur son lieu de travail. Il s'emportera vraiment une fois envers un autre cheminot : "Si je m'occupe de ton cas, dans cinq minutes tu seras tellement heureuse que c'est toi qu'on appellera madame !"
"On a du mal à se séparer"
Avec l'âge, "on prend de l'assurance, on se détache, on a un peu plus de gueule", explique Jean-Marc, qui ne cherche pas pour autant la provocation. À Fossoy, ils mènent une vie tranquille. Il y a bien eu des soucis avec l'ancien maire, qui les avait virés comme des malpropres - "vous n'avez rien à faire dans la maison de la commune" - quand ils étaient venus chercher un certificat de concubinage. Mais, "aux élections suivantes, il a été battu à plate couture", se félicite Jean-Marc. Depuis, "on n'a pas à se plaindre. On va chercher notre pain, notre journal, faire nos courses", énumère Alain, invité chaque année avec son conjoint au repas des anciens de Fossoy. Ils profitent de leur retraite. Ne sont jamais allés autant au spectacle à Paris. Ils sont allés écouter la Symphonie fantastique à l'Opéra Bastille. Ont leur place pour le Requiem de Verdi en juin. S'investissent énormément dans l'association Les Oublié(e)?s de la mémoire, pour la reconnaissance de la déportation des homosexuels, dont Alain est le président. "On a du mal à se séparer, à faire quelque chose l'un sans l'autre, confie Jean-Marc. On est deux mais on ne fait qu'un."
Ils portent leurs alliances depuis les prémices de leur histoire. "Nous les avons mises dans la plus stricte intimité, ici, dans notre chambre", confie l'un. "À l'époque, c'était aussi un acte militant, une revendication, une manière de montrer que nous n'avions pas peur", précise l'autre. Lorsqu'ils se sont connus, "le mariage n'était même pas une revendication". Aujourd'hui, pour Alain, c'est un symbole : "La reconnaissance de notre amour et de nos droits." Pour Jean-Marc, "une consécration". De l'aube claire jusqu'à la fin du jour, les vieux amants parlent d'amour. "Les sentiments évoluent. Ce n'est plus la passion, pas encore la tendresse. C'est avant tout le plaisir d'être avec l'autre." D'avancer ensemble, main dans la main, à l'épreuve du temps.
Source : lejdd.fr