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Sidi Larbi Cherkaoui : “Je suis arabe, blanc, homosexuel et végétalien. Quoi que je fasse, c'est politique”

Publié le par justin

Sidi Larbi Cherkaoui : “Je suis arabe, blanc, homosexuel et végétalien. Quoi que je fasse, c'est politique”

Le danseur et chorégraphe contemporain nous parle de sa pièce “Icon”, une critique subtile des icônes du monde moderne qui dénonce le matérialisme de notre société

 
A 40 ans, Sidi Larbi Cherkaoui a déjà fait ses preuves. Primé par le Barclay Theatre Award en 2000 et le prix Nijinski en tant chorégraphe émergent (2002), le danseur contemporain sortait du lot grâce à un style qui mêle fluidité et poésie. Au fil des années, le Belge a nourri ses créations de nombreuses collaborations. En 2008, il danse avec des moines Shaolin , puis il invite la danseuse chinoise Yabin Wang pour genesis en 2014 et deux ans plus tard, convoque des danseurs appartenant aux univers du cirque, du flamenco et du hip-hop  . Cette curiosité a sûrement été un remède pour éviter à son art de se figer, tant au niveau gestuel, que dans son propos. Tel, Genesis qui mettait en lumière l’aseptisation et l’uniformisation du monde contemporain et  qui dévoilait l’impact de la propagande politique et sociale sur les êtres humains, la plupart de ses créations tendent à refléter le monde d’aujourd’hui, en dénonçant ses travers.

 

La dernière en date, Icon, marie l’univers beau et liquide de sa compagnie, Eastman, à celui, plus décalé, du groupe de danseurs nordiques de l'Opéra de Göteborg, dont l’esthétique tranche radicalement avec celui du ballet. Il y convoque également le plasticien Antony Gormley, un habitué de son travail (il a collaboré avec lui pourZero degreesSutra et Noetic). Avec lui, il a conçu la mise en scène de l’argile dansIcon, qui fait office à la fois de décor, d’accessoire et de costume. Foulée et manipulée en permanence par les interprètes, elle forme plusieurs tableaux quasi bibliques, qui renvoient au titre du spectacle. Alors, délire théologique, fable philosophique ou critique sociétale ? On a parlé avec Sidi Larbi Cherkaoui, pour comprendre.

L’argile est au cœur de votre dernière création, Icon.  Pourquoi avoir choisi cet élément ?

Je l’ai choisi car elle parle bien de notre société, de notre planète, de notre vie et de qui nous sommes. L’argile est une matière très lourde, qui demande beaucoup d'efforts. C’est quelque chose de très dur à modeler et, en même temps, de très fragile à garder dans une forme donnée, car elle s’effrite très facilement. Elle le sentiment que rien n'est permanent. Quand on parvient à créer quelque chose à partir d’argile, ça finit toujours par se dissoudre lentement. Je pense que c’est à l’image de la société dans laquelle nous vivons.

 

Les danseurs manipulent beaucoup l’argile et s’en font même des masques. Etait-ce fastidieux pour eux de bouger avec ?

Danser avec de l’argile, c’est très difficile en effet. Elle entrave les mouvements et pas conséquent, elle impacte la danse. J’ai voulu introduire cet obstacle physique dans mon spectacle, qui s’oppose à l’approche du mouvement que j’avais dans Fractus V, ma précédente création qui était beaucoup plus axé sur des courbes, des lignes et de cercles.

Mettre en avant l’argile, est-ce une volonté de revenir à quelque chose de primaire ?

Même si j’aime beaucoup la technologie, il y a en moi un rebelle, qui veut se connecter au sol et au vivant. La difficulté à modeler l’argile évoque le labeur du travail, que je trouve très beau à regarder. Je suis fasciné par l’agriculture, les saisons, le temps nécessaire pour produire quelque chose de comestible et la force qu’on doit déployer pour travailler la terre. Aujourd’hui, nous sommes très loin de l’être humain primaire et de son développement. Dans notre monde contemporain, tout est fait pour que nous n’ayons aucun poids et ce que nous portons de plus lourd, c’est notre sac à dos. Nous sommes tous cachés derrière nos ordinateurs, nous sommes devenus des êtres de théorie. C’est peut-être pour cela que j’essaye de valoriser un aspect pratique dans mes spectacles.

Il y a également une chanteuse et un groupe sur scène. Quelle était la place de la musique dans cette création ?

Elle est primordiale, j’ai travaillé avec la compositrice et chanteuse japonaise Anna Sato, dont l’univers complexe et polyphonique me fascine. La polyphonie permet de créer une unité à travers la diversité, que ce soit dans la musique ou dans la danse, par exemple grâce à des danseurs qui ont des gestuelles différentes, mais qui forment un ensemble. De la même manière, j’aime associer des registres, comme l’obscure et le populaire. Anna Sato, qui est originaire de l’île d'Amami-Oshima en marge de l’archipel et où la christianisme est majoritaire, compose une musique totalement en marge de la culture dominante au Japon. Et à l’inverse, j’ai choisi de diffuser un morceau de la chanteuse Sia. J’aime faire ce va et vient entre des choses très connues et plus cachées. Elles se connectent les unes aux autres, car le populaire se nourri de l’underground en permanence. C’est ce qui m’a frappé lorsque j’ai collaboré avec Beyoncé, qui est très en phase avec l’art contemporain.

Icon, le titre de la pièce, évoque immédiatement la religion. En quoi cette dimension s’exprime dans le spectacle ?

Je n’ai pas abordé la religion dans le sens où on pourrait l’entendre. J’ai voulu  explorer l’animisme et montrer à quel point nous croyons et valorisons les objets dans notre société : notre iPhone, notre ordinateur, nos bijoux… Nous sommes dans une époque très matérialiste. C'est absurde de dire, que l’on croit en tel ou tel dieu, alors que le matérialisme et le capitalisme sont ce qu’il y a de plus présent et de concret dans nos vies. Vouloir toujours plus, acquérir des objets, constamment prendre… voilà la tendance de l'être humain sur la planète en ce moment.

Est-ce une critique de notre société ?

Mettre en scène l’argile, un élément qui vient du sol est un moyen de montrer qu’à forcer de puiser dans la terre, on finit par l’épuiser. Nous arrachons à la planète de plus en plus de ses ressources. L’être humain a une tendance terrible à déformer les choses, à les prendre, à les formater comme il le souhaite, puis à les jeter… Je voulais également montrer que ces objets que l'on garde avec nous, que l'on transporte, avec lesquels on décore notre corps, nous pèsent beaucoup.

On peut dire qu’il y a une dimension politique dans votre travail ?

Je suis un arabe, blanc, homosexuel et végétalien. Je pourrais faire n’importe quoi, ce serait un acte politique. C’est forcément le cas quand on est relié à des minorités, d'une manière ou d'une autre. Mais ma réalité est double. D’un autre côté, je suis une majorité, car je suis un homme, blanc et européen. C'est très facile pour moi de bouger dans le monde. C'est plus difficile en tant que femme parfois. Je suis privilégié et c'est très important d'en être conscient. En ce sens, je suis très engagé politiquement. Toutefois, mon travail reste une expression de mes propres démons. Mes créations sont très personnelles, elles évoquent l’évolution de notre monde et aussi ma propre évolution. Par exemple, Fractus V était nécessaire pour moi, en tant que danseur et chorégraphe de 40 ans, car c’est plus complexe de danser quand on vieillit. Ce n’est pas comme les musiciens et les compositeurs qui continuent à travailler jusqu’à 90 ans.

 

.telerama.fr

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